.IX.
Port de Tellesberg
Royaume de Charis
Merlin se demanda si Cayleb avait conscience de danser d’un pied sur l’autre tandis qu’il patientait sur le quai, entouré d’une nuée d’étendards. Sans compter plusieurs vingtaines de gardes royaux, gardes d’honneur issus de la Marine et de l’Infanterie de marine, l’essentiel du Conseil royal, la masse étincelante d’au moins la moitié de la Chambre haute, une délégation substantielle de la Chambre basse et tous les citoyens de la capitale capables de mendier, emprunter, acheter ou voler une place assez proche du bassin pour assister à l’arrivée à Tellesberg la plus spectaculaire des cinquante dernières années.
En bon garde du corps, Merlin se tenait impassible derrière le jeune roi, attentif à toute menace potentielle. C’était une bonne chose, songea-t-il comme les batteries du port lançaient une salve de salut dans un jaillissement de fumée, que personne n’ait encore réussi à mettre au point les charges d’artillerie que commençait d’expérimenter le baron de Haut-Fond. Un seul obus à mitraille propulsé au milieu de ce rassemblement aurait eu des conséquences catastrophiques sur toute l’histoire future de Sanctuaire.
Bien sûr, se dit-il avec une intense satisfaction en regardant accoster, remorqué à l’aviron, le majestueux galion au grand mât duquel flottait le pavillon à léviathan d’argent sur fond bleu roi de Chisholm, le Groupe des quatre est loin de se douter que ce qui est sur le point de débarquer là va se révéler encore plus lourd de conséquences pour quelqu’un de ma connaissance.
Il eut du mal à réprimer un énorme sourire en baissant les yeux sur Cayleb. En cet instant précis, le roi n’avait à l’évidence la tête à aucune considération politique ou militaire, même s’il avait remarquablement réussi à se concentrer sur ces aspects de l’affaire quand il avait présenté son projet de mariage au Parlement. Il était par trop évident que les réflexions de ce genre occupaient le second plan des pensées du jeune fiancé sur le point de rencontrer sa promise pour la première fois.
Sharleyan de Chisholm s’obligea à adopter une posture immobile et majestueuse sur la haute dunette de son navire. La très haute dunette, même. Le Léviathan était l’un des quatre galions dont s’enorgueillissait sa marine avant la funeste campagne qui s’était achevée dans l’anse de Darcos. Contrairement aux bâtiments de la Marine royale de Charis qui l’avaient escorté jusqu’à Tellesberg, le Léviathan avait gardé tant son encombrant gréement d’origine que ses vertigineux châteaux avant et arrière. Ses élégantes conserves, elles, s’étaient débarrassées de ces superstructures et dotées d’un nouveau plan de voiles au cours des efforts acharnés menés par leurs concepteurs pour en réduire le fardage tout en améliorant leurs qualités nautiques et leur aptitude à remonter au vent. De toute évidence, ces efforts avaient porté leurs fruits. Loin d’être une spécialiste de l’architecture navale, Sharleyan n’avait pu que remarquer la jalousie de son capitaine, même s’il avait fait son possible pour la dissimuler, face à la maniabilité de ces navires si bas sur l’eau.
Pour l’heure, toutefois, elle s’inquiétait beaucoup moins des mérites relatifs des bâtiments charisiens et chisholmois que du jeune homme qui attendait son arrivée.
Non ! Je ne me précipiterai pas vers le bastingage comme une écolière impatiente. Je suis une reine, bon sang ! Je dois me comporter avec la dignité seyant à mon rang. Et ces gargouillements n’ont rien à faire dans mon royal estomac.
Elle se le répéta avec une grande fermeté.
Cela ne servit pas à grand-chose.
Arrête ça, maintenant ! Tu sais ce qui t’a poussée à prendre cette décision malgré l’opposition de gens comme ton oncle Byrtrym. Au regard de ces motivations, quelle importance peut bien avoir son physique, dis-moi ?
Elle grogna mentalement pour se rappeler à l’ordre et jeta un coup d’œil à la jeune femme qui se tenait à côté d’elle sur la dunette.
Dame Mairah Lywkys était la seule dame d’honneur à qui elle ait demandé de l’accompagner. L’une des premières décisions de Sharleyan avait été de réduire le nombre de suivantes dont se serait normalement entourée une reine sous régence, pour prévenir toute tendance de sa cour à ne voir en leur souveraine adolescente qu’une petite fille frivole en peine de câlineries… et vulnérable à toutes les manipulations, manigances et propositions de « beaux partis ». Elle avait adopté la même logique en choisissant sa suite pour ce voyage et elle ne s’était même pas posé la question de savoir qui elle choisirait dans la liste relativement courte de ses dames de compagnie. Mairah Lywkys était non seulement sa meilleure amie dans l’aristocratie chisholmoise, mais aussi la nièce du baron de Vermont.
Cependant, ce n’était pas Mairah qu’elle avait à l’esprit en ce moment. Elle se rembrunit en songeant à l’homme qui aurait dû se tenir à son côté.
Mahrak Sandyrs était devenu comme un deuxième père pour elle après la mort du roi Sailys. Si quelqu’un aurait dû être présent le jour de son mariage, c’était l’oncle de Mairah, se dit-elle. Hélas ! il n’avait pu faire le déplacement. Il ne serait du reste pas le seul à lui manquer. Elle n’avait eu d’autre choix que de partir sans son premier conseiller, tout comme de laisser la reine mère Alahnah la remplacer tandis qu’elle traversait les mers pour rencontrer son futur époux. Ils étaient les seuls en la compétence et la loyauté desquels elle avait pu placer toute sa confiance.
C’était aussi la raison pour laquelle elle avait été forcée de s’accompagner du duc de La Ravine.
Elle ne croyait pas vraiment que son oncle aurait intrigué contre elle en son absence, surtout sous la régence de sa propre sœur, mais elle avait tout de même du mal à s’en convaincre à cent pour cent. Elle avait beau le savoir attaché à elle, elle n’ignorait pas davantage qu’elle avait été trop loin à son goût en acceptant la proposition de Cayleb. La foi de La Ravine – non seulement en Dieu, mais en Son Église – ne lui permettrait jamais d’approuver ce mariage ni la politique ainsi révélée au monde entier. Il y avait une distinction entre ce que l’amour d’un oncle lui permettrait d’endurer en silence et ce que l’Église Mère exigerait de son fils fidèle en dépit de cette affection. Sharleyan n’avait nulle intention de le placer dans une situation où il serait contraint de prendre une décision en la matière.
Elle regrettait qu’il n’ait pu se résoudre à la rejoindre sur la dunette. Il avait préféré invoquer le « mal de mer », malgré le calme de la baie de Tellesberg, pour se retirer dans sa cabine. Voilà pourquoi l’homme qui se tenait à côté d’elle n’était pas chisholmois, mais charisien : le comte de Havre-Gris.
Elle considéra son profil du coin de l’œil. Le plaisir qu’il éprouvait à rentrer chez lui était manifeste et elle le vit scruter de ses yeux d’aigle la foule bigarrée qui se pressait sur les quais. Le débarcadère était couvert d’épais et riches tapis. Des tapis du bleu roi de Chisholm, comme elle put le remarquer en se demandant où Cayleb avait pu en dénicher autant. Les drapeaux des deux royaumes claquaient sous la brise et une haie d’honneur patientait avec une parfaite discipline. Pourtant, l’expression de Havre-Gris indiquait sans équivoque qu’il se moquait de toute cette pompe. Il cherchait quelqu’un dans la cohue, quelqu’un de très précis. Elle vit ses yeux se plisser quand il le repéra.
— Là, Votre Majesté, dit-il à voix basse alors que les acclamations venues du rivage auraient empêché quiconque de l’entendre à plus de trois pieds, même s’il avait crié.
Il esquissa de la main droite un geste si infime que Sharleyan crut l’avoir imaginé.
— À gauche de la bannière royale, ajouta-t-il.
La reine sentit ses joues rosir en suivant la direction de son doigt.
— Cela se voyait-il à ce point, Votre Grandeur ?
— Je ne pense pas, Votre Majesté. (Le comte tourna la tête vers elle et lui sourit.) J’ai une fille, voyez-vous. Je sais ce que c’est !
— Je refuse de jouer la vierge effarouchée, lui dit-elle en exprimant à voix haute sa préoccupation du moment.
Elle vit tressaillir les commissures des lèvres de Mairah tandis que Havre-Gris partait d’un rire discret.
— Si Votre Majesté me le permet, c’est un peu bête de votre part. Vous êtes encore très jeune, vous savez. Plus âgée que Cayleb, c’est vrai, mais encore jeune. Le monde entier a eu amplement l’occasion d’apprendre que, malgré votre jeunesse, vous êtes tous les deux de formidables souverains. En cette unique occasion toutefois, Votre Majesté, souvenez-vous des innombrables plaisirs que vivent tant de jeunes hommes et femmes de moindre naissance et dont votre trône vous a déjà privée. Profitez de celui qui vous est offert aujourd’hui. Toutes affaires d’État mises à part, si vrais que soient tous les arguments dont j’ai usé pour vous persuader de la sagesse et de l’habileté politique de cette décision, je puis vous assurer une chose : le jeune homme qui vous attend là-bas est animé d’une grande bonté. Il vous rendra heureuse, mieux que personne. En outre, je vous le promets, jamais vous n’aurez à douter de son honneur ; jamais vous n’aurez honte d’une seule de ses initiatives.
— Dieu vous entende, Votre Grandeur, dit-elle d’une voix basse et sincère.
— Je pense qu’il y veillera. Je ne suis pas objectif, bien sûr. Sans doute serais-je un piètre premier conseiller, dans le cas contraire. Il se trouve, Votre Majesté, que j’ai vu Cayleb grandir. J’ai eu le privilège de côtoyer son père et sa mère. Je sais quel couple ils formaient et ont érigé en modèle pour lui.
Sharleyan hocha la tête, le regard rivé sur la silhouette que lui avait discrètement désignée Havre-Gris.
Encore trop éloignée pour distinguer aucun détail, elle le devinait cependant plus grand que la plupart de son entourage. De fait, remarqua-t-elle avec une certaine satisfaction, seul le garde en noir et or sur le quivive derrière lui semblait de plus haute stature.
En apercevant au cou de Cayleb les feux or et vert du collier qui tenait lieu en Charis de son diadème de réception, elle ressentit un profond soulagement. Elle s’était imaginé que Cayleb renoncerait à porter sa tenue d’apparat pour l’occasion mais, en se cherchant des sources d’inquiétude à mesure que les quais se rapprochaient, elle s’était demandé si elle n’avait pas eu tort. S’il y avait une chance que quelque chose se passe mal, en effet, c’était en général ce qui se produisait. Il n’aurait été de pire situation pour elle que de se présenter à son futur époux dans une toilette moins recherchée que la sienne. Mais l’inverse aurait été presque tout aussi gênant.
Veux-tu cesser de t’angoisser ainsi ? se réprimanda-t-elle. Même si Havre-Gris a raison, tu n’en es pas moins reine. Tu as des responsabilités. Tu dois veiller aux apparences.
Par ailleurs, il est impossible qu’il soit aussi séduisant en vrai qu’en peinture.
Un gloussement lui échappa lorsqu’elle s’autorisa enfin cette pensée ridicule. De toutes les imbécillités dont elle aurait pu se préoccuper en un moment pareil, celle-ci devait être la plus sotte, la plus frivole et la plus inutile de toutes.
Ce qui ne la chassa pas de son esprit.
En l’entendant rire, Havre-Gris la lorgna du coin de l’œil. La mine réjouie, elle secoua la tête. Il était hors de question pour elle de lui expliquer les raisons de son amusement. Même s’il avait une fille.
Étrangement, cette brève hilarité lui fit du bien. Ou peut-être ce soulagement venait-il de ce qu’elle se soit enfin avoué qu’il n’était pas interdit, même à une reine régnante, de nourrir quelques idées romantiques.
Cela étant, je parie qu’il n’est pas aussi beau garçon que ce peintre aura voulu le faire croire.
Le galion s’arrêta le long du quai sous l’action des chaloupes de remorquage. On lança à terre les aussières de sorte qu’elles soient tournées sur les bittes d’amarrage tandis que l’équipage veillait à leur tension. Une passerelle joliment ornée, ses filières d’un blanc immaculé étincelant au soleil, fut mise en place en douceur. Un ultime salut tonna, un nuage de poudre à canon dérivant dans le ciel radieux. S’ensuivit un bref instant de silence presque total que ne troublèrent que les cris des vouivres et des oiseaux de mer, la voix forte d’un enfant s’inquiétant auprès de sa mère de ce qui se passait. Une svelte et majestueuse silhouette apparut alors à la coupée en haut de la haute muraille du galion. Les cuivres assemblés derrière Cayleb firent entendre leur riche sonnerie de bienvenue.
Sharleyan s’arrêta pour écouter les trompettes et Merlin se demanda si elle s’était avisée que l’air joué par la fanfare était réservé à la maison royale de Charis. Il n’en eut aucune confirmation, mais sa vision améliorée lui permit de distinguer l’expression de la reine avec autant de clarté que si elle se trouvait à portée de main. Il vit ses yeux s’élargir, sa tête se dresser avec encore plus de fierté, ses joues s’empourprer. Elle entreprit alors de franchir la passerelle.
Personne ne l’accompagna. Ses gardes du corps restèrent en arrière, un masque inexpressif sur le visage malgré leur appréhension presque palpable. Grâce aux PARC qui veillaient sur Sharleyan depuis l’arrivée en Chisholm de Havre-Gris, Merlin savait qu’elle avait expressément ordonné à son escorte de demeurer à bord du Léviathan quand elle s’avancerait à la rencontre de son futur mari et de son nouveau peuple.
Aucun de ses hommes n’avait apprécié cette idée. Leur chef, le capitaine Wyllys Gairaht, s’était même élevé personnellement contre cette décision. Il avait fallu pour lui faire entendre raison que la reine le somme – dans un accès de colère qui ne lui ressemblait pas – de « fermer son clapet ». Elle avait dit la même chose, quoique avec un peu moins de virulence, au sergent Edwyrd Caseyeur, son garde du corps personnel depuis l’enfance. Si, avait-elle vertement signalé à ses deux protecteurs, certains sujets de son fiancé haïssaient assez une reine qu’ils n’avaient jamais vue pour en faire la cible d’un attentat suicide sous le nez de tous les gardes dont Cayleb ne manquerait pas de l’entourer, alors personne ne pourrait garantir sa sécurité à long terme, malgré toute la bonne volonté du monde.
Ils lui obéissent au doigt et à l’œil, remarqua Merlin avec admiration. Peut-être le plus beau en la matière est-il qu’elle a pris sa décision avant même de se demander pourquoi.
Son geste, en tout cas, n’échappa point à Cayleb.
— Que personne ne bouge ! lança-t-il d’une voix forte, mais posée, pour couvrir le vacarme de la foule en liesse.
Plusieurs membres de la délégation officielle de bienvenue tournèrent la tête lorsque l’injonction du roi leur fut relayée. Du ressentiment apparut sur un ou deux visages, mais la plupart des intéressés se contentèrent de cligner des paupières sous l’effet de la surprise en apprenant que le roi venait de renoncer sommairement à toute la cérémonie chorégraphiée à la seconde près en l’honneur de la reine Sharleyan.
Il faudra vous y faire, braves gens, se dit Merlin avec un ravissement narquois comme Cayleb s’avançait sans escorte. Ces deux-là ne sont déjà pas très à cheval sur le protocole quand ils sont seuls. Attendez donc de les voir à l’œuvre côte à côte !
Mon Dieu, il est encore plus beau qu’en portrait !
Cette pensée jaillit à l’esprit de Sharleyan comme Cayleb s’approchait du bas de la passerelle, tout sourires, en tendant vers elle une main puissante aux doigts étincelant de bagues serties de pierres précieuses. Il se tenait droit, les épaules larges sous sa tunique de lin descendant à hauteur de cuisses, par-dessus ses hauts-de-chausses bouffants en soie de coton. Les fils d’or et d’argent mêlés aux broderies de son habit renvoyaient l’éclat du soleil matinal. De minuscules gemmes scintillaient au cœur des motifs traditionnels évoquant volutes et tourbillons. Sa ceinture de plaques d’argent martelé en forme de coquillages brillait avec la clarté d’un miroir.
Mais ce furent surtout ses yeux qu’elle remarqua. Ces yeux marron et rieurs qui se posèrent sur les siens, non pas avec la diligence d’un monarque soucieux de se marier pour servir au mieux les besoins de son peuple, mais avec la joie sincère d’un homme souhaitant la bienvenue à sa fiancée.
Merlin n’a pas les yeux en face des trous. Elle est superbe !
Cayleb eut conscience de dévisager sa promise tel un lourdaud arriéré et idiot, mais il ne put s’en empêcher. Malgré les paroles rassurantes du seijin, il avait redouté cet instant. Sans doute fallait-il y voir un effet du pessimisme obstiné dont il n’était jamais parvenu à se départir et en vertu duquel une affaire si importante, si cruciale à la survie de son peuple, ne pouvait relever que du plus cynique des calculs politiques. Et des sacrifices.
Or la jeune femme qui lui tendait sa fine main aux étroites phalanges n’évoquait en rien les calculs ou les sacrifices. Ses cheveux noirs brillaient au soleil sous son diadème de réception. Ses yeux immenses pétillaient d’intelligence. Sa robe faussement simple de chardon d’acier tissé, encore plus doux et léger que la soie de coton, était d’une coupe très inhabituelle. La mode charisienne, tant féminine que masculine, favorisait les habits amples adaptés au climat équatorial. Le vêtement de Sharleyan, taillé beaucoup plus près du corps, révélait des lignes galbées, malgré la minceur de sa silhouette. Elle releva la tête lorsque Cayleb lui prit la main avec retenue, presque avec délicatesse, et la porta à ses lèvres.
— Bienvenue en Charis, Votre Majesté, déclara-t-il comme redoublaient derrière lui les acclamations de la foule amassée sur les quais.
— Bienvenue en Charis, Votre Majesté.
Sharleyan l’entendit à peine dans le tumulte vocal qui les enveloppait tel un ouragan d’énergie humaine. Elle serra sa main dans la sienne, sentit la fermeté de sa poigne, les cals laissés sous ses doigts par son épée. Une vague de plaisir l’envahit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle lui arrivait à peine à l’épaule. La garde-robe de Havre-Gris l’avait préparée à l’exotisme des tenues charisiennes et le regard qu’elle posa sur son futur époux lui apprit que ces atours larges et colorés s’accordaient parfaitement à sa musculature respectable.
Mais était-ce bien le moment de se laisser aller à pareils vagabondages de l’esprit ?
— Merci, Votre Majesté, répondit-elle en haussant le ton pour se faire entendre malgré la foule. L’accueil de vos sujets me va droit au cœur.
— Ils vous attendent avec impatience depuis l’arrivée de votre lettre, expliqua Cayleb. (Son regard s’adoucit.) Tout comme moi.
Ces trois mots auraient pu ne représenter qu’une formule de politesse vide de sens. Il n’en était rien. Sharleyan sourit en percevant dans sa voix la sincérité de ses vœux de bienvenue et le plaisir qu’il éprouvait à la rencontrer.
— Votre portrait ne vous rend pas justice, Votre Majesté, dit-elle avec dans les pupilles une étincelle d’espièglerie.
Elle le vit rougir un peu, puis éclater de rire.
— Si vous arrivez encore à dire cela après m’avoir vu en vrai, nous ferions bien de demander à l’oculiste royal de vous examiner !
Le regard du roi s’illumina lui aussi de gaieté et ce fut au tour de Sharleyan de s’esclaffer.
— Votre Majesté… Cayleb, je suis sûre que nous aurons tout le temps de faire connaissance. Pour l’heure, toutefois, il me semble que votre peuple nous attend.
— Non, Sharleyan, dit-il en se plaçant à son côté pour lui caler la main au creux de son coude et pivoter afin d’accompagner ses derniers pas sur la passerelle. Non : notre peuple nous attend.
.X.
Palais archiépiscopal
Tellesberg
Royaume de Charis
— Pardonnez-moi, Votre Excellence.
Maikel Staynair leva les yeux de la dernière pile de formalités administratives en date lorsque le père Bryahn Ushyr ouvrit la porte de son bureau. Du fait du tumulte et de l’excitation provoqués par l’arrivée le matin même de la reine Sharleyan, l’archevêque n’avait pas beaucoup avancé dans son travail. Or certains des documents posés sur cette table devaient être étudiés dans les plus brefs délais. Il n’avait pas été facile de ménager dans son emploi du temps les deux heures nécessaires à leur traitement et le père Bryahn le savait aussi bien que lui. Cela étant, le bas-prêtre n’avait pas été choisi à la légère pour occuper le poste de secrétaire particulier de l’archevêque. Staynair se fiait à son jugement de façon implicite et, en temps normal, Ushyr faisait toujours preuve d’un flegme à toute épreuve. Il se devinait pourtant dans sa voix des accents très particuliers cet après-midi. Très, très particuliers.
— Oui, Bryahn ?
— Excusez-moi de vous déranger, Votre Excellence. Je sais combien vous êtes occupé. Cependant… il vient d’arriver quelqu’un que vous devriez, il me semble, recevoir.
— « Quelqu’un » ? (Staynair haussa les sourcils d’un air interrogateur.) Ce quelqu’un aurait-il un nom, Bryahn ?
— Eh bien, oui, Votre Excellence. Seulement… (Ushyr marqua une pause tout à fait inhabituelle de sa part, puis secoua la tête.) Il serait sans doute préférable que je vous la présente, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Votre Excellence.
La curiosité de Staynair était bel et bien piquée désormais. Il n’imaginait pas ce qui avait pu troubler à ce point son secrétaire. D’après ce qu’il venait de dire, le visiteur en question était de sexe féminin. Staynair ne voyait pas quelle femme en Charis – à l’exception de la reine Sharleyan – aurait pu entraîner chez lui une telle réaction. Quoi qu’il en soit, il connaissait le jeune prêtre depuis assez longtemps pour se ranger à son avis, même au prix d’une infraction au protocole régissant les entretiens avec le primat de Charis.
— Très bien, Bryahn. Accordez-moi juste un moment pour ranger tout ça. (Il désigna le rapport qu’il était en train de parcourir.) Ensuite, vous pourrez la faire entrer.
— Oui, Votre Excellence, murmura Ushyr en se retirant.
La porte se referma sans un bruit derrière lui.
Staynair en observa le battant pendant quelques instants, puis haussa les épaules et inséra un bout de papier dans son dossier en guise de marque-page avant de tasser la liasse de documents contre son bureau pour la remettre en ordre.
Quelle qu’ait été la raison de l’agitation d’Ushyr, elle n’avait en rien affecté son sens du minutage ni sa faculté à estimer le temps nécessaire à son supérieur. À peine Staynair eut-il mis de côté son rapport et vaguement dégagé son bureau pour faire illusion avant de se redresser dans son fauteuil confortable que la porte s’ouvrit. Ushyr entra, suivi d’une femme sobrement vêtue, aux cheveux noirs parsemés d’argent, accompagnée de deux enfants. Il sautait aux yeux, d’après leur physionomie, qu’il s’agissait de ses fils, mais il y avait autre chose chez eux. Quelque chose de… familier, que Staynair n’arrivait pas à identifier. L’aîné était adolescent et son frère devait avoir dix ou onze ans. C’est ce que se dit Staynair dès qu’il les aperçut, mais il remarqua aussitôt autre chose.
Ils étaient tous les trois terrifiés. Surtout les garçons. Leur mère le cachait mieux, mais, malgré la force de caractère manifeste sur son visage, il y avait aussi de l’effroi dans son regard. De l’effroi et une sorte de noirceur passionnée, rehaussée d’une fierté de fer.
— Votre Excellence, souffla Ushyr, permettez-moi de vous présenter Mme Adorai Dynnys.
Staynair écarquilla les yeux et se leva d’un bond sans même s’en rendre compte. En moins de trois vives enjambées, il avait déjà fait le tour de son bureau et traversé la pièce dans la direction de sa visiteuse, la main tendue.
— Madame Dynnys ! (Il perçut la stupéfaction imprégnant sa propre voix et crut entendre quelqu’un d’autre.) Quelle surprise !
Il sentit sa main trembler d’une manière à peine perceptible sous ses doigts. Dans ses yeux, derrière la peur et la fierté, il décela de l’épuisement et du désespoir. Comment avait-elle réussi à venir des Terres du Temple jusqu’en Charis sans être identifiée et arrêtée par l’Inquisition ? Il n’en avait aucune idée.
— Vraiment, reprit-il en serrant avec douceur sa main frémissante comme s’atténuait peu à peu son étonnement, les voies du Seigneur dépassent l’entendement et les prédictions des hommes. Votre famille et vous êtes dans mes prières depuis que le délégué archiépiscopal Zherald et le père Paityr ont reçu l’ultime missive de votre mari. Pourtant, jamais je ne vous aurais imaginée avoir la chance de gagner Charis !
— Une missive, Votre Excellence ? (Il perçut la fatigue et la tension au fond de sa voix, mais elle haussa les sourcils et lui adressa un regard absorbé.) Erayk a réussi à faire sortir des lettres ?
— Mais oui ! Oui, absolument. (Il tendit son autre main et serra celles de son interlocutrice.) Une, en tout cas. J’ignore comment il s’y est pris. Je ne vais pas vous mentir, l’archevêque Erayk et moi étions loin de partager la même vision du monde. Ce qui est advenu en Charis depuis sa dernière visite devrait d’ailleurs suffire à le prouver. Cependant, à en croire le message qu’il est parvenu à transmettre au délégué archiépiscopal et au père Paityr, je devine qu’à la toute fin de sa vie votre mari a de nouveau été touché par la grâce de Dieu. (Il eut un geste d’impuissance.) Nous n’avons pas encore eu confirmation de sa mort, mais votre arrivée confirme les soupçons que son pli a fait naître en moi : il a fini par rencontrer le destin qu’il pressentait.
— Hélas ! oui, souffla-t-elle en tressaillant enfin du menton et en laissant briller des larmes dans son regard. Oui, Votre Excellence. C’est ce qui s’est passé. Et vous avez raison. Il a, me semble-t-il, fini par retrouver le chemin du Seigneur, malgré tout ce qu’il lui en a coûté.
— Comment cela ? s’intéressa Staynair avec gentillesse.
L’intonation et les gestes de la femme en disaient plus long que ses mots. Il la dévisagea un instant, puis se tourna vers les deux garçons, qui regardaient leur mère et l’archevêque avec douleur et inquiétude.
— Votre Excellence, biaisa-t-elle, voici mes fils, Tymythy Erayk et Styvyn.
Tymythy, l’aîné, inclina la tête, la mine soucieuse, mais son frère se contenta de river sur l’archevêque un regard dur et blessé qui coupa Staynair comme un poignard. Il relâcha les mains de Mme Dynnys pour tendre les siennes aux deux garçons.
— Tymythy, dit-il en empoignant la main du garçon avec la fermeté qu’il aurait réservée à un égal avant de la relâcher pour poser la sienne sur la tête du cadet. Styvyn. Je sais que ce qui vous est arrivé ces derniers mois a été horrifiant. Je n’ose imaginer les efforts qu’a dû consentir votre mère pour vous conduire en Charis, mais je sais ceci : vous êtes en sécurité ici, tous les trois. Personne ne vous fera de mal ni ne vous menacera. Je sais aussi parler au nom du roi Cayleb en vous affirmant que vous bénéficierez de sa protection personnelle. Et de la mienne.
La lèvre inférieure de Styvyn frissonna. Tymythy conservait une expression plus réservée, plus circonspecte, mais il finit par acquiescer d’un nouveau signe de tête.
— Pourrais-je m’entretenir avec vous quelques instants en privé, Votre Excellence ? lança Adorai.
Elle coula un bref regard en coin à ses fils, qui avaient toujours les yeux braqués sur Staynair et non sur elle. L’archevêque opina du chef.
— Bien sûr. (Il s’approcha de la porte de son bureau, l’ouvrit, et jeta un coup d’œil dans le bureau d’Ushyr.) Bryahn, auriez-vous l’obligeance de conduire Tymythy et Styvyn à l’office ? Peut-être le cuisinier aura-t-il quelque chose à leur donner à grignoter… (Il regarda par-dessus son épaule avec un air complice.) Cela fait bien longtemps que je n’ai plus votre âge, mes garçons, mais je crois me souvenir qu’il était impossible de me remplir le ventre.
Le plus ténu des sourires illumina le visage de Tymythy avant de disparaître aussitôt. L’adolescent interrogea sa mère du regard. Elle fit « oui » de la tête.
— Allez avec le père. Ne vous souciez pas de moi. Comme vient de l’affirmer monseigneur l’archevêque, nous sommes en sécurité à présent. Je vous le promets.
— Mais…
— Ne t’inquiète pas, Tym, insista-t-elle avec plus de fermeté. Ce ne sera pas long.
— D’accord, maman, céda-t-il après une brève hésitation. (Il posa la main sur l’épaule de son frère.) Viens, Styv. Je parie qu’il y aura du chocolat chaud !
Il accompagna Styvyn vers la sortie. Le jeune garçon tordit le cou pour garder les yeux rivés sur sa mère jusqu’à ce que la porte se soit refermée sur son frère et lui. Staynair se tourna à son tour vers sa visiteuse.
— Je vous en prie, madame Dynnys, asseyez-vous.
Il l’invita à prendre place à un bout du petit sofa disposé dans un angle de son bureau et s’installa à l’autre extrémité au lieu de regagner son fauteuil. Il pivota sur son séant pour lui faire face. Elle embrassa la pièce du regard, se mordit la lèvre inférieure pour se donner une contenance et posa de nouveau les yeux sur lui.
— Mes fils savent que leur père n’est plus de ce monde, mais je ne leur ai pas encore dit comment il est mort. Cela n’a pas été chose facile, mais je ne pouvais pas risquer qu’ils se trahissent avant de les avoir mis en lieu sûr.
— Ils sont à l’abri désormais. Vous avez ma promesse, à titre tant personnel qu’officiel.
— Merci, Votre Excellence. (Elle le regarda droit dans les yeux. Ses narines frémirent.) Je vous suis très reconnaissante de ce serment et je sais qu’aucun de vos actes n’est né de votre inimitié pour Erayk. Pourtant, et j’espère que vous me le pardonnerez, je n’arrive pas à dissocier vos décisions de ce qui lui est arrivé.
— C’est le contraire qui serait étonnant, répondit-il. Pour l’instant, du moins. Nul ne saurait vous en vouloir si vous n’y arrivez jamais. Je ne vous ferai pas l’affront de prétendre que votre mari faisait l’objet d’un amour universel en Charis, car ce n’était pas le cas. Cependant, il n’était pas non plus détesté, en tout cas à ma connaissance. En ce qui me concerne, je ne l’ai jamais considéré comme un mauvais homme, ce qui le distingue du Grand Inquisiteur, par exemple. Je ne lui ai jamais reproché que sa faiblesse et, pardonnez-moi, sa corruption. Une corruption semblable à celle qui souille l’ensemble du Conseil des vicaires et des plus hauts échelons de l’épiscopat.
— C’est vrai, il était faible, convint-elle, le regard mouillé. Pourtant, au bout du chemin, il s’est révélé plus fort que je l’imaginais. Plus fort que lui-même le soupçonnait. Cette force lui est venue dans ses derniers instants.
— Racontez-moi, l’encouragea-t-il d’une voix douce.
Elle prit une profonde inspiration saccadée. Une larme se libéra, coula sur sa joue. Elle redressa les épaules tel un soldat s’apprêtant à monter au combat.
— J’étais là. (Elle parlait d’une voix grave et rauque.) Il me fallait être là. J’ai vu tout ce qu’ils lui ont fait avant de l’autoriser enfin à mourir. Ça a pris des heures, Votre Excellence. Il n’avait plus rien d’humain à la fin. Ce n’était plus qu’une chose brisée, écorchée, sanguinolente. Voilà ce que l’Église Mère appelle « justice » !
Elle avait prononcé ce dernier mot d’une voix sifflante, comme s’il s’était agi d’un juron. De nouvelles larmes coulèrent de ses yeux mais c’était une colère sauvage qui y brûlait quand elle les leva sur l’homme qui avait remplacé son mari au siège archiépiscopal de Charis.
— Vous vous trompez sur un point, Votre Excellence. Tout le monde n’est pas corrompu au Conseil des vicaires. Ce n’est même pas le cas de tous les prêtres de l’Inquisition, malgré le poison qu’instille Clyntahn au cœur du Saint-Office. Voilà pourquoi je sais qu’on a proposé à Erayk une mort douce s’il confirmait la version du Groupe des quatre de ce qui s’est passé en Charis.
» Il s’y est refusé. (Elle affronta son regard et leva le menton avec fierté alors même que ses larmes lui inondaient la figure.) Mon mari et moi n’avons jamais formé un couple très uni, Votre Excellence. Il était, vous avez raison, faible et corrompu. Cependant, je vous le dis, je n’aurai jamais honte d’Erayk Dynnys. Rien de ce que pourront dire ou entreprendre les calomniateurs tapis dans l’ombre de l’Église ne me fera oublier le choix qu’il a fait, la mort qu’il a endurée. À la fin de sa vie, il s’est montré tout sauf faible.
— Cela cadre parfaitement avec sa dernière lettre, affirma Staynair en extirpant de sa soutane un mouchoir immaculé qu’il lui tendit. J’ignorais tout de son agonie, bien entendu, mais je savais qu’il avait trouvé cette force que vous évoquez. Quelles qu’aient pu être ses fautes, il a fait preuve à la fin de sa vie d’une grande clairvoyance. Il a dit la vérité, non seulement aux autres, mais à lui-même. Tous les mercredis, depuis l’arrivée de sa lettre, je dis une messe en souvenir du serviteur de Dieu qu’était Erayk.
Elle hocha la tête de façon convulsive, en serrant le mouchoir dans sa main. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’elle soit de nouveau capable de s’exprimer.
— Je dois le dire aux enfants. Ils ont le droit de savoir et ils ne tarderont pas à l’apprendre de quelqu’un d’autre, de toute façon. Notre bateau a quitté Port-Céleste le soir du supplice de mon mari et l’équipage n’en connaissait aucun détail. Il savait seulement, tout comme mes garçons, qu’il avait été exécuté. Bien sûr, cette ignorance n’a pas empêché certains marins de se livrer à des suppositions sur le déroulement de son exécution. Ils n’avaient aucune idée de notre identité, ne se sont jamais imaginé parler du père de leurs passagers. Je leur ai dit que ces propos ne me paraissaient pas convenir à de jeunes oreilles et je dois admettre qu’ils ont dès lors fait de leur mieux pour ne plus aborder le sujet devant mes fils. Mais ce n’était pas un gros navire, Votre Excellence, et je sais qu’ils ont entendu au moins une partie de ces horreurs. Je n’ai pu l’empêcher, même si je crois et j’espère être parvenue à les protéger du pire. Hélas ! je n’y parviendrai pas éternellement.
— Bien entendu. (Il se pencha pour lui effleurer le genou.) Je comprends qu’il soit difficile pour eux de me dissocier de ce qui est arrivé à leur père, étant donné que c’est moi qui lui ai succédé en Charis. Cependant, l’une de mes responsabilités est de veiller sur tous les enfants de Dieu. Si je puis vous être utile quand vous leur annoncerez la vérité, n’hésitez pas à faire appel à moi.
— Eh bien, si vous pouviez leur expliquer – ou du moins essayer – les raisons de ces épreuves, ce serait déjà très précieux. (Elle eut un geste d’hésitation.) Je ne suis pas sûre que quelqu’un puisse le leur faire comprendre, cela dit… Pas à leur âge.
— Il n’y a pas si longtemps, le roi Haarahld a dû expliquer à ses propres cousins – deux garçons, plus jeunes que votre Tymythy – non seulement pourquoi leur père était mort, mais pourquoi il avait tenté d’assassiner le prince héritier et projeté d’attenter à la vie du roi, avant d’être tué par leur propre grand-père. (Il afficha un triste sourire.) Les enfants ont déjà d’assez lourds fardeaux à porter sans avoir à imaginer leur père coupable de trahison ou de corruption, à accepter sa mort dans l’infamie. À vous entendre, vos fils auront au moins la chance de savoir que leur père est mort en disant la vérité, en affrontant ses bourreaux avec le courage de ses convictions, en les clamant haut et fort malgré l’injustice de son sort. À leur âge, ce ne sera qu’un maigre réconfort pour leur chagrin, surtout quand ils apprendront la nature du châtiment infligé, mais ils n’auront à souffrir d’aucune honte. Vous avez raison là-dessus, madame. Avec le temps, ils le comprendront. Cela n’effacera pas la douleur, mais cela les aidera peut-être à se souvenir de leur père avec la fierté qu’il a tant méritée au soir de son existence. Dieu sait combien de temps il leur faudra – ainsi qu’à vous – pour guérir cette blessure, mais je vous promets que nous vous en donnerons autant que possible, de même que nous vous assurerons tout notre soutien.
— Vous m’en voyez ravie.
Il haussa un sourcil. Elle s’en rendit compte, se raidit.
— Oui, ravie, répéta-t-elle. J’ai tant prié pour qu’Erayk ne soit pas mort pour rien, que le Groupe des quatre ait effectivement menti… J’ai tant espéré que le successeur de mon mari en Charis soit bel et bien un serviteur de Dieu, et non un être uniquement animé par la recherche d’un avantage politique. Compte tenu des égarements de l’Église, cet homme aurait eu toutes les raisons du monde de profiter de la situation ! Alors, oui, je suis ravie de voir mes prières exaucées.
— Je fais de mon mieux, dit l’archevêque avec un sourire où se mêlaient la tristesse et la légèreté. Il m’arrive de douter d’y parvenir, mais je fais de mon mieux.
— Cela se voit. (Elle posa son regard sur lui pendant quelques instants, puis prit une profonde inspiration apaisante.) Mon père, j’ai péché et voilà aujourd’hui trois mois que je ne me suis pas rendue à l’église. Entendrez-vous ma confession ?
.XI.
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis
— Votre Majesté ?
Sharleyan tourna automatiquement la tête vers le garde de haute stature à la joue barrée d’une fine cicatrice – le capitaine Athrawes – qui venait de pénétrer avec déférence dans la salle à manger privée. En s’avisant que Cayleb avait réagi de la même façon, elle partit d’un petit gloussement.
Elle détestait glousser. Pouffer de rire était acceptable. S’esclaffer aussi. Mais glousser était bon pour les fillettes. Cela lui donnait l’impression d’avoir douze ans. Pis encore, cela l’infantilisait aux yeux de tout son entourage. Malheureusement, elle n’avait jamais réussi à se débarrasser de ce réflexe. Elle sentit le rouge lui monter aux joues.
C’est alors qu’elle jeta un coup d’œil à Cayleb et vit danser au fond de ses yeux la même espièglerie. C’en était trop. Ses gloussements se muèrent en une franche hilarité.
— Visiblement, j’aurai plus de mal que je l’imaginais à m’habituer à n’être que de visite à la cour d’un autre souverain, lança-t-elle à son fiancé.
— Balivernes ! répliqua-t-il. Vous êtes peut-être nouvelle en cette cour, madame, mais vous n’êtes sûrement pas « de visite ». Pas ici. Seulement, il va nous falloir mettre en place un nouveau protocole pour savoir qui de nous deux sera concerné chaque fois qu’on nous donnera du « Votre Majesté ».
— Peut-être. Toujours est-il qu’en cet instant précis je crois ne pas me tromper en disant que c’est à vous que s’adressait le capitaine Athrawes.
— En effet, Votre Majesté, dit le garde avec le plus grand sérieux.
Il s’inclina respectueusement, mais il brillait dans ses yeux saphir semblant venir d’un autre monde une lueur qui éveilla chez Sharleyan une curiosité qu’elle prit grand soin de dissimuler.
Elle ne se trouvait au palais de Tellesberg que depuis douze heures à peine, et elle en avait passé trois prisonnières de l’inévitable étiquette régissant le banquet auquel les trois quarts de Charis semblaient avoir été conviés. Malgré cela, elle avait déjà remarqué que les relations de Cayleb et d’Athrawes dépassaient de loin celles unissant d’ordinaire un monarque et son serviteur. À bien des égards, elles lui rappelaient celles qu’elle entretenait avec Edwyrd Caseyeur, mais celui-ci était son garde du corps personnel depuis qu’elle avait dix ans, alors que le monde entier savait le seijin Merlin Athrawes au service de Cayleb depuis moins de trois ans. Ces deux hommes étaient unis par un lien plus fort encore que la profonde affection qu’Edwyrd et elle ressentaient l’un pour l’autre. Sharleyan avait appris très vite à analyser les relations avec l’œil d’une personne dont l’aptitude à juger de la loyauté de ses interlocuteurs avait fait toute la différence entre conserver son trône et n’être qu’une héritière de plus à être dépossédée de son titre, voire de sa tête. Voilà pourquoi elle était si agacée de ne pouvoir identifier la nature de la complicité entre Cayleb et le seijin. La prudence lui dicta de remédier à cette lacune le plus tôt possible.
— Je vous écoute, Merlin, lança Cayleb.
— L’archevêque Maikel vient d’arriver au palais, Votre Majesté. Il est accompagné d’une invitée des plus inattendues et sollicite quelques instants de votre temps précieux.
Sharleyan sentit un picotement imaginaire dans ses oreilles. Le seijin avait prononcé le mot « inattendues » avec une insistance très singulière, à laquelle Cayleb avait réagi avec non moins d’étrangeté. Il avait eu l’air particulièrement surpris d’entendre ce terme.
— S’il vous faut vous entretenir avec Son Excellence, Cayleb, je comprends très bien, dit-elle en reculant sa chaise devant la table. Le temps que nous avons passé ensemble aujourd’hui vous a certainement empêché de vous occuper d’affaires beaucoup plus pressantes. L’heure est venue pour moi de…
— Non, l’interrompit-il en secouant vivement la tête. Je pensais ce que je vous ai dit tout à l’heure. Que l’archevêque réclame quelques instants en privé avec moi, c’est une chose, mais je ne vous ai pas proposé le mariage pour vous ajouter ensuite à la liste des gens en qui je ne puis avoir confiance. Si nous devons fonder le couple et le royaume uni auxquels nous aspirons, je le crois, tous les deux, alors il convient de nous y employer tout de suite.
— Bien entendu, murmura-t-elle.
Elle se réinstalla sur son siège en espérant qu’il se rendait compte de combien sa réponse lui avait fait plaisir. Il était très facile de déclarer à quelqu’un qu’on avait confiance en lui, mais elle avait découvert très tôt, à ses dépens, qu’il était beaucoup plus difficile de se fier effectivement à la personne en question… et de le lui prouver.
Et je sais combien je peux me montrer intransigeante, pensa-t-elle avec un sourire intérieur. Apprendre à partager non seulement notre confiance, mais notre autorité, n’ira pas sans problème, même si nous tenons autant l’un que l’autre à la réussite de notre projet. Sur bien des plans.
— Veuillez inviter l’archevêque à nous rejoindre, lança Cayleb au seijin.
— Certainement, Votre Majesté.
Le capitaine Athrawes s’inclina de nouveau, puis se retira. Quelques instants plus tard, la porte se rouvrit et le seijin entra, accompagné de l’archevêque Maikel et d’une femme en vêtements simples, d’au moins vingt ans l’aînée de Sharleyan.
— Vos Majestés, l’archevêque Maikel, déclara le seijin Merlin.
— Votre Majesté, salua Staynair en se courbant devant Cayleb, puis Sharleyan. Votre Majesté.
Sharleyan sourit imperceptiblement au souvenir de sa récente conversation avec Cayleb, mais l’archevêque se redressa aussitôt et la noirceur de son regard la débarrassa de toute inclination à la légèreté.
— Que puis-je pour vous, Maikel ? demanda Cayleb d’une voix soudain plus sérieuse, inquiète.
Il avait lui aussi remarqué la gravité de son visiteur.
— Votre Majesté, le navire de Sa Majesté n’est pas le seul à avoir accosté à Tellesberg aujourd’hui. Je crains d’avoir à vous annoncer que nos pires appréhensions concernant le sort dévolu à l’archevêque Erayk ont été confirmées.
Cayleb accueillit les sobres paroles de Staynair avec un masque inexpressif sur le visage. Sharleyan se sentit réagir de la même manière. Tout comme son fiancé, elle ne savait que trop bien ce que prescrivait le Livre de Schueler à l’encontre de quiconque était jugé coupable des crimes reprochés par l’Inquisition à Erayk Dynnys.
— Confirmées comment ? s’enquit le roi après la plus brève des réflexions.
— Par cette dame ici présente, répondit Staynair en désignant avec courtoisie la femme qui l’avait accompagné. Elle a été témoin de l’exécution et vous devriez, me semble-t-il, écouter ce qu’elle souhaiterait vous en dire.
Les mets délicats dégustés un peu plus tôt par Sharleyan semblèrent se figer d’un seul coup dans son estomac. S’il était un récit qu’elle n’avait aucune envie d’entendre après un repas – surtout par une si belle journée –, c’était bien celui des abominables tortures infligées à Dynnys. À en croire la mine de Cayleb, il partageait son opinion. Néanmoins, à l’instar de Sharleyan, il ne pouvait se dérober à ses responsabilités. Elle se réjouit d’ailleurs malgré elle de ne pas l’entendre lui proposer de se retirer pour éviter d’écouter ces détails sordides en sa compagnie.
— Si l’archevêque Maikel considère que nous devrions vous écouter, madame, dit aimablement le roi, je me fierai à son jugement.
— Merci, Votre Majesté, dit Staynair avant de se racler la gorge. Vos Majestés, permettez-moi de vous présenter madame Adorai Dynnys.
Cayleb se redressa brusquement sur son siège. Sharleyan retint son souffle.
— Madame Dynnys ! s’exclama le roi en se levant d’un bond. (Il fit le tour de la table d’un pas vif et lui tendit la main.) Au nom du ciel, comment avez-vous fait pour arriver jusqu’ici sans encombre ?
— Je soupçonne le Seigneur de n’avoir pas été étranger à la réussite de ce voyage, Votre Majesté.
La douleur et la désolation éraillaient la voix de Mme Dynnys, plus grave que le soprano de Sharleyan, à la façon d’éclats de roche s’entrechoquant au fond de sa gorge. Elle parvint toutefois à sourire.
— Je vous en prie, dit Cayleb en lui prenant la main pour la guider vers la table, asseyez-vous.
— Ce ne sera pas nécessaire, Votre…
— Je crois que si. Et je suis sûr que la reine Sharleyan sera d’accord avec moi.
— Absolument, affirma l’intéressée en se levant pour reculer personnellement une chaise à l’intention de la nouvelle venue.
— Merci, chuchota Mme Dynnys en adressant aux deux souverains un triste sourire de gratitude avant de s’asseoir.
— Je suis sans doute loin de m’imaginer ce que vous avez dû subir, madame, dit Cayleb en lui servant un verre de vin qu’il lui tendit ensuite. Compte tenu de ce que reprochait l’Inquisition à votre mari, nous craignions tous que vos enfants et vous soyez emprisonnés à votre tour. (Il serra les dents.) Au vu de la… personnalité de Clyntahn, j’étais sûr qu’il vous supposerait « contaminée » à son contact. Quant à vos fils…
Il n’acheva pas sa phrase. Elle esquissa un hochement de tête involontaire.
— J’ignore ce qui aurait pu m’arriver, Votre Majesté, mais vous avez sûrement raison pour ce qui est de mes garçons. Je sais en tout cas que Clyntahn les a appelés « infâme progéniture d’un hérétique maudit pour l’éternité ». (Sa bouche se réduisit à une mince ligne amère.) Peut-être ses « collègues » auraient-ils tenté d’intervenir, contre toute attente, mais j’aurais de toute façon été arrêtée si certains amis de Sion ne m’avaient pas alertée à temps. (Elle but une gorgée de vin.) Ils m’ont non seulement avertie, Votre Majesté, mais nous ont aussi abrités tous les trois le temps de nous faire embarquer clandestinement à Port-Céleste.
— Jusqu’ici.
— Où aurions-nous pu aller, sinon ici, Votre Majesté ?
Sharleyan remarqua dans la voix de Mme Dynnys des accents de colère désespérée. Qui aurait pu le lui reprocher ?
— Bonne question, madame, convint Cayleb en affrontant son regard. Il n’a jamais été notre intention de faire souffrir des innocents mais, ne le nions pas, nous savions que cela arriverait. Cela dit, mon père et moi, ainsi que monseigneur Maikel, n’avions guère le choix, compte tenu du sort que réservait le Groupe des quatre à l’ensemble de nos sujets.
— Je sais, Votre Majesté. Je comprends ce qui vous a motivé et ce que vous espérez accomplir. Du moins, je crois le comprendre, surtout depuis ma rencontre et ma discussion avec l’archevêque Maikel. (Sharleyan s’avisa qu’elle avait prononcé le titre de Staynair sans hésitation ni réserve.) C’est en partie pour cela que je suis venue ici au lieu de me terrer pour toujours dans les Terres du Temple. Cependant, ma décision se fondait aussi sur ma conviction selon laquelle votre royaume doit asile à mes fils pour les protéger de tous les fanatiques de Sion et du Temple qui voudraient les tuer à cause de qui était leur père.
— Madame, nous devons asile non seulement à vos fils et à vous, mais à quiconque se trouve en danger des scélérats qui contrôlent le Conseil des vicaires. Avec le temps, je crois et j’espère que Charis deviendra un refuge prisé de tous les enfants de Dieu capables de reconnaître la dépravation des hommes tels que ceux qui composent le Groupe des quatre.
— Merci, Votre Majesté.
— Je vous en prie. Soyez la bienvenue parmi nous, répondit Cayleb en toute simplicité avant de se raidir quelque peu. À présent, madame, poursuivit-il avec douceur, pourrions-nous entendre ce que vous êtes venue nous dire ?
Quelques heures plus tard, sur l’un des hauts balcons de la tour du roi Maikel, Cayleb et Sharleyan admiraient les lumières éparses de Tellesberg et les lueurs plus vives du port en constante effervescence.
— La pauvre femme, murmura Sharleyan.
— Amen, répondit Cayleb à voix basse en lui prenant la main.
Elle tourna la tête, lui coula un regard en coin et s’avisa qu’il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il faisait. Les yeux rivés sur le panorama obscur de sa capitale endormie, il n’avait pas du tout conscience d’avoir posé la main de la souveraine de Chisholm sur son avant-bras pour la recouvrir de la sienne.
— Je doute de bien dormir ce soir, ajouta-t-il. Je viens de découvrir qu’il y avait une énorme différence entre connaître la nature d’une exécution et en entendre le récit, surtout de la bouche de la femme de la victime. (Il secoua la tête, les lèvres serrées.) L’Inquisition aura décidément à répondre de ses actes. À la vérité (il se tourna vers elle pour la regarder droit dans les yeux), cela dépasse largement le Groupe des quatre.
— Je m’en suis rendu compte même avant que le comte de Havre-Gris m’apporte vos messages, dit-elle sans s’émouvoir et en lui serrant le bras avec douceur, mais fermeté. Le premier responsable de tout cela est ce porc de Clyntahn. Je n’en ai jamais douté et chacun des mots prononcés par Mme Dynnys n’a fait que le confirmer. Cependant, si toute l’Église n’était pas corrompue, un homme tel que lui n’aurait jamais réussi à s’arroger autant de pouvoir. Il est tentant de rejeter la faute sur un individu au lieu d’une institution, mais il ne s’agit là que d’une réaction facile, de celles qui vous épargnent l’effort de regarder la vérité en face. En outre (elle plongea son regard dans le sien), la première leçon que m’a enseignée Mahrak – le baron de Vermont – après l’assassinat de mon père commandité par Hektor, c’est qu’un monarque doit toujours affronter la vérité, si horrible soit elle, quoi qu’il lui en coûte et quelle que soit son envie irrépressible de lui tourner le dos.
Cayleb l’observa en silence pendant plusieurs secondes, puis esquissa un hochement de tête énigmatique, comme inachevé. Elle eut la sensation que ce geste avait été adressé à quelqu’un d’autre, à quelqu’un d’absent. Pourtant, le roi ne l’avait à aucun moment quittée des yeux.
— Si je vous ai proposé d’unir Charis et Chisholm, c’est parce que cela répond à une nécessité militaire, lui dit-il. J’ai recueilli des renseignements sur votre cour et vous, bien entendu, tout comme vous en avez réuni, j’en suis sûr, à propos de Charis et de moi. Au vu de ces informations, j’espérais non seulement sceller un pacte avec votre royaume, mais trouver en vous une alliée. (Ses narines frémirent.) Je dois vous dire, Sharleyan, que même après si peu de temps en votre compagnie, il me paraît évident que tout ce qu’on m’a dit sur votre sagesse et votre courage était bien en deçà de la réalité.
— Ah bon ? (Elle s’efforça de conserver une apparence de légèreté en étudiant les traits de son interlocuteur du mieux qu’elle put malgré le manque de lumière, puis elle partit d’un rire étouffé.) C’est justement ce que j’étais en train de me dire à votre propos. Espérons qu’il ne faille pas mettre cette coïncidence sur le compte de la détermination de deux fiancés indécis à faire contre mauvaise fortune bon cœur !
— Si l’un de nous devait nourrir de tels doutes, madame, ce serait vous, dit-il en s’inclinant galamment devant elle avec un grand geste de la main. Maintenant que je vous ai rencontrée, sachez que je suis sûr d’avoir eu là l’une des meilleures idées de ma vie. À bien des égards.
Il se redressa et Sharleyan ressentit un agréable frisson intérieur en s’avisant du désir sincère qu’il s’était autorisé à laisser transparaître dans son expression.
Elle lui serra encore le bras, puis s’intéressa de nouveau à la vue sur Tellesberg tout en s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Fille de roi, puis reine à son tour, Sharleyan Tayt avait accepté depuis longtemps que son mariage soit forcément d’État. Elle avait aussi compris que, dans un royaume où la tolérance envers l’accession d’une femme au trône n’avait guère été de mise par le passé, le choix de son mari l’exposerait à bien des dangers. Malgré tout, il était de sa responsabilité de produire un héritier légitime et reconnu pour assurer sa succession. Ainsi forcée de contrebalancer tant de nécessités, d’occasions et de menaces, elle n’avait pas eu beaucoup le loisir dans sa vie de s’inquiéter de savoir si elle aimerait – ou même apprécierait seulement – l’homme qu’elle finirait par épouser.
Et voilà où elle en était. À peine cinq mois plus tôt, elle était certaine que Charis et Cayleb étaient condamnés, et qu’elle serait obligée de participer à leur anéantissement. Elle n’aurait alors jamais imaginé, même dans ses rêveries les plus folles, se retrouver un jour en position d’épouser cet homme. De lier de façon irrévocable son royaume à Charis et à sa rébellion contre l’oppression de l’Église Mère. Et à l’issue par laquelle se solderait cette révolte. Même avec le recul, il lui arrivait encore par moments de se demander quelle folie l’avait poussée à envisager une telle union.
Mais seulement par moments. Qui plus est, de plus en plus rares.
Cela vient de Cayleb, se dit-elle. J’ai rencontré tant de cynisme, observé tant de subtiles manœuvres politiques, passé tant de temps à surveiller le poignard caché dans la main d’amis supposés… Mais je ne décèle aucun cynisme chez Cayleb. C’est ce qu’il y a de plus remarquable chez lui, je crois. Il croit en ses responsabilités, en ses devoirs et en ses idéaux, pas uniquement au pragmatisme et à l’opportunisme. Par ailleurs, il jouit de l’enthousiasme optimiste, invincible et écervelé d’un de ces héros incroyablement stupides tout droit sortis de je ne sais quelle ballade romantique. Comment a-t-il pu grandir en tant que prince héritier sans jamais découvrir la vérité ?
C’était insensé, évidemment. Au plus profond de ses nuits solitaires, quand le doute l’étreignait, elle s’en rendait compte avec une horrible certitude. Malgré son avantage maritime provisoire, Charis était trop petite, même avec le soutien de Chisholm, pour résister indéfiniment à la force de destruction que l’Église mobiliserait contre elle. En ces sombres heures de veille nocturne, cela lui apparaissait avec une clarté absolue, inévitable.
Mais ses doutes s’étaient envolés. Elle secoua la tête en s’émerveillant de cette prise de conscience qui l’avait envahie. Avant son arrivée en ce royaume, sa foi en les chances de survie de Charis et de Chisholm avait relevé de la pure conception intellectuelle, du triomphe de la pensée analytique sur l’insistance du « sens commun ». Cela participait aussi, avoua-t-elle enfin en son for intérieur, d’une stratégie de la dernière chance. Elle avait été obligée d’y croire – elle s’y était forcée – pour préserver le seul espoir qu’elle avait de voir son royaume survivre à la volonté affichée par l’Église d’anéantir quiconque serait suspecté de désobéir au Groupe des quatre.
Tout cela avait changé lorsqu’elle avait constaté que Cayleb était, malgré sa jeunesse et son charme indéniable, encore plus impressionnant en personne que de réputation. Il y avait quelque chose d’incroyablement attachant dans ses accès d’exaltation juvénile. Pourtant, derrière cette fougue, elle devinait le guerrier implacable qui avait remporté les plus éclatantes victoires navales de toute l’histoire de Sanctuaire, qui était prêt à poursuivre ses efforts aussi longtemps qu’il le faudrait, à remporter autant de victoires que le nécessiterait sa cause, parce qu’il croyait sincèrement les hommes et les femmes appelés à être davantage que les esclaves dociles d’hommes corrompus prétendant s’exprimer au nom de Dieu.
Plus impressionnant encore, son peuple y croyait aussi. Il croyait en lui. Les Charisiens le suivraient au bout du monde. Ils affronteraient n’importe quel ennemi, même l’Église Mère, à ses côtés. Non pas à sa botte, mais à ses côtés.
Elle aussi, s’avisa-t-elle avec étonnement, souhaitait l’accompagner de la sorte. Elle voulait affronter avec lui la tempête qui s’annonçait, malgré le peu de chances qu’ils possédaient d’y survivre, parce que c’était juste. Parce que son père et lui, ainsi que l’archevêque Maikel, sa cour et son Parlement, avaient décidé que telle était leur responsabilité. Parce qu’ils avaient eu raison de prendre cette décision, de faire ce choix… et parce qu’elle tenait à partager cette faculté à distinguer le bien du mal, et à agir en conséquence.
Et qu’il soit non seulement beau garçon, mais l’un des hommes les plus émoustillants que tu aies jamais rencontrés n’a rien à voir là-dedans, n’est-ce pas, Sharleyan ? ne manqua pas de l’interroger une voix intérieure.
Rien du tout, répondit-elle à l’importune sans se démonter. Quand bien même, le moment est mal choisi pour y songer, grande sotte ! Allez, disparais ! Cela dit… je dois admettre que ça ne gâte rien…
— Y arriverons-nous, Cayleb ? murmura-t-elle en se tournant vers son fiancé. Je ne parle pas seulement de vous et moi, de Cayleb et Sharleyan, mais de tout ça… Après ce que nous a raconté Mme Dynnys ce soir, au vu des richesses et des forces vives à la disposition du Groupe des quatre, croyez-vous que nous y arriverons ?
— Oui, se contenta-t-il de répondre.
— Cela a l’air si facile, à vous entendre.
C’était de l’étonnement et non du dédain qui transparaissait dans sa voix. Il eut un sourire désabusé.
— Pas facile, non. De tous les mots susceptibles de décrire la situation, « facile » est le dernier que j’emploierais. Non, je pense à quelque chose de plus important : c’est inévitable, Sharleyan. Trop de mensonges se profèrent à Sion. Trop de tromperie et de corruption y ont cours, plus encore qu’on le soupçonne. Je ne suis pas assez naïf pour croire la vérité et la justice destinées à triompher simplement parce qu elles le méritent. En revanche, je sais ceci : les menteurs finissent toujours par détruire ce qu’ils cherchent à protéger. Quant à la corruption, l’ambition et la trahison, elles finissent toujours elles aussi par se trahir. Et c’est ce qui va se passer.
» Le Groupe des quatre s’est lourdement trompé en s’imaginant capable de balayer Charis d’un revers de main, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire insecte. Ce fut une grave erreur de sa part. La preuve en est que c’est sa corruption qui entraînera sa chute. Les Quatre ont voulu imposer leur volonté par la force et la terreur en versant le sang des innocents. Ils croyaient que ce serait simple, que le reste du monde l’accepterait. Mais Maikel a raison de nous rappeler que l’Église est là pour élever et éduquer, non pour asservir. Telle est la source de l’autorité véritable de cette institution, malgré l’existence de l’Inquisition. À présent, cette autorité et cette révérence ne sont plus parce que tout le monde a vu la vérité, ce que l’Inquisition a fait à Erayk Dynnys, ce qu’elle est prête à infliger à des royaumes entiers… et pour quelles raisons.
— Croyez-vous que cela changera quoi que ce soit à la donne ?
— J’en suis sûr. Il ne nous reste plus qu’à survivre assez longtemps pour que cette vérité s’insinue dans l’esprit d’autres souverains et de leurs parlementaires. En définitive, le Groupe des quatre a dit vrai sur un seul point. C’est notre exemple, bien plus que notre richesse ou notre puissance militaire, qui représente une véritable menace pour lui.
— C’est ce que m’a affirmé Mahrak. C’est aussi ce que je me répète pour convaincre mes émotions d’écouter mon intellect. Bizarrement, il est très différent de l’entendre de votre bouche.
— À cause de mes nobles manières et de ma formidable stature ? lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Hilare, elle secoua la tête.
— Pas vraiment, non !
— Pourquoi, dans ce cas ? insista-t-il avec davantage de sérieux.
— En partie, je crois, parce que vous êtes roi, vous aussi. Et un roi très impressionnant, dois-je avouer, pas forcément à cause de la Dent de roche ou des anses du Crochet et de Darcos. Lorsque c’est vous qui exprimez ces convictions, elles se nimbent d’une autorité que seule saurait conférer une personne apte à évaluer parfaitement un problème.
» Mais cette impression vient surtout de qui vous êtes et de ce que vous représentez. Rien ne m’avait préparée à rencontrer quelqu’un comme l’archevêque Maikel, ni à constater combien votre peuple serait prêt à vous suivre, tous les deux, partout où vous les conduiriez. Vous n’avez rien d’archanges redescendus sur Sanctuaire, mais je crois qu’une partie de votre secret vient justement de là. Vous êtes de simples mortels. Cela vous rapproche de vos semblables, qui sont alors capables de vous comprendre.
— Vous m’accordez trop de mérite, dit Cayleb posément. Ou, plutôt, vous n’en accordez pas assez à mes sujets. Aucun homme ne pourrait inciter tout un royaume à se dresser contre une entité telle que le Groupe des quatre. Cela doit venir de l’intérieur, sans être imposé de l’extérieur. Vous le savez aussi bien que moi. Voilà pourquoi vous gouvernez Chisholm avec une telle efficacité, malgré le souvenir que votre noblesse garde de l’exemple de la reine Ysbell. C’est ce qui explique que votre acceptation de ma proposition n’ait pas entraîné de rébellion à l’échelle de votre royaume. Votre peuple vous comprend, tout comme le mien me comprend, et c’est pour cela que nous finirons par l’emporter, Sharleyan.
— Vous avez raison, dit-elle en lui caressant la joue pour la première fois.
Ses doigts s’attardèrent sur sa pommette, puis suivirent la ligne marquée de sa mâchoire. Enfin, elle plongea son regard dans le sien.
— Vous avez raison, répéta-t-elle, et cela suffirait à justifier ce mariage. Peu importent mes sentiments ou mes désirs. Seule compte ma responsabilité envers Chisholm. Et cette responsabilité est de libérer mon peuple du joug des quatre vicaires.
— Est-ce vraiment là tout ce qui compte ?
— Certes non… Il y a bien autre chose…
Il baissa les yeux sur elle pendant plusieurs secondes interminables. Enfin, lentement, il lui sourit.
— Je l’avoue, c’était ce que j’espérais vous entendre dire, murmura-t-il.
— N’est-ce pas à ce moment, dans toutes les romances à l’eau de rose, que le héros doit déposer un baiser brûlant sur les lèvres de la chaste jeune fille en la soulevant de ses bras d’acier ? lui demanda-t-elle avec l’ombre d’un sourire.
— Je vois que nous avons tous les deux gaspillé notre jeunesse à lire les mêmes frivolités. Heureusement, je nous sais plus sages à présent, doués de davantage de discernement et capables de mieux appréhender la dure réalité.
— Oh ! vous nous décrivez à merveille !
— C’est bien ce que je pensais.
Alors, enfin, leurs lèvres se rencontrèrent.
.XII.
Une salle de bal
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis
Debout devant le bol de punch, Ehdwyrd Howsmyn et Ahlvyno Pawalsyn scrutaient la foule bigarrée.
Ces deux hommes étaient de vieux amis. L’un de leurs passe-temps favoris lors des grands bals et cérémonies était de surveiller les arrivées pour déterminer qui saurait se faire désirer encore plus que les autres. La richesse de Howsmyn, ainsi que le titre et le statut de Pawalsyn – le baron des Monts-de-Fer occupant le poste envié de Gardien de la bourse –, garantissait aux deux compères d’être de toutes les fêtes. Ni l’un ni l’autre n’y tenait particulièrement, surtout Howsmyn, mais ils n’étaient pas non plus assez candides pour s’imaginer capables d’y échapper. Ils avaient donc pris l’habitude de s’installer dans un coin calme, parfois accompagnés de quelques amis proches, pour s’amuser de la mise des riches, des puissants et – avant tout – des imbéciles.
— Alors, là, ça c’est de la robe ! murmura Howsmyn.
Il désigna d’un discret mouvement du menton une matrone d’une cinquantaine d’années qui venait d’entrer majestueusement dans la salle de bal avec dans son sillage une demi-douzaine de filles à marier. Son accoutrement avait dû lui coûter de quoi nourrir une famille de cinq personnes pendant plusieurs mois, ce qui suffisait amplement à prouver sa fortune. Malheureusement, cela prouvait aussi son absence totale de goût.
— Eh bien, fit remarquer Monts-de-Fer avec philosophie, cela vous brûle peut-être la rétine, mais songez au joli tas d’écus qu’elle a dû verser à Raiyan en rétribution de ses services. D’ailleurs (il sourit à pleines dents), en tant que percepteur de la Couronne, je suis ravi de le voir si bien gagner sa vie !
— Vous devriez éviter de me rappeler en société que vous êtes l’ennemi.
— Moi ? fit Monts-de-Fer en feignant l’innocence.
— À moins que quelqu’un d’autre soit à l’origine de ces nouvelles taxes portuaires. Oh ! et des droits de stockage en entrepôt, aussi, tiens ! tant que j’y pense.
— Mais, Ehdwyrd, c’est vous qui m’avez dit que les marchands et les entrepreneurs du royaume devraient être prêts à verser un peu plus à la Couronne pour financer la Marine.
— Il faut sans aucun doute y voir un instant de folie temporaire de ma part, rétorqua Howsmyn en pouffant de rire. Maintenant que j’ai recouvré toute ma raison, j’ai bien conscience de la main qui se glisse subrepticement dans mon escarcelle. Vous savez… celle aux doigts desquels brillent vos bagues.
— Oh ! mais je m’y prends avec une telle délicatesse que vous ne ressentirez aucune douleur, je vous le promets !
Howsmyn s’esclaffa de nouveau, puis se retourna vers la salle de bal.
En insistant bien, on aurait pu le forcer à admettre que ce gala s’avérait moins pénible que la plupart. Sa femme s’était montrée si ravie de recevoir leurs invitations qu’il n’avait même pas essayé, pour une fois, de la convaincre d’y aller seule pour s’amuser pendant que lui en profiterait pour lire tranquillement à la maison. Il n’avait pas davantage fixé de rendez-vous urgent avec son dentiste, ni imaginé d’autre échappatoire tout aussi agréable. Zhain Howsmyn était la fille d’un comte, alors que son mari était né du commun et ne s’était toujours pas décidé à acquérir le titre de noblesse auquel sa fortune lui donnait indubitablement droit. Dans l’ensemble, Zhain ne regrettait nullement de n’être que « Mme Howsmyn » au lieu de « dame Quelque-Chose ». En revanche, elle était beaucoup plus sensible que son mari à la dynamique de la grande société tellesbergeoise et charisienne.
Howsmyn avait parfaitement conscience de l’atout que représentait pour lui son épouse. Non seulement ils s’aimaient tous deux profondément, mais elle lui refusait de se retirer dans l’ermitage auquel il aspirait tant. Qu’il souhaite ou non participer à des sauteries telles que celle de ce soir-là, il n’avait aucun moyen de toutes les éviter. Un homme de biens tel que lui n’avait d’autre choix que de se montrer. Cependant, Zhain veillait en général à ce qu’il soit présent aux fêtes indispensables pour le laisser généreusement se dérober à celles qui l’étaient moins.
Toujours est-il qu’aucune des personnes répertoriées sur la liste des invités n’aurait pu éviter le bal de ce soir-là, étant donné que c’était la reine Sharleyan de Chisholm elle-même qui recevait, dans une salle empruntée à son fiancé.
À l’autre bout de la pièce, un dense attroupement de courtisans vêtus de leurs plus beaux atours et parés de bijoux somptueux s’était formé autour du roi Cayleb et de sa future épouse. Howsmyn eut pour le souverain un pincement de compassion en le voyant sourire, répondre aux salutations d’usage et bavarder comme s’il prenait vraiment plaisir à ces mondanités.
Peut-être est-ce le cas, du reste, songea-t-il en remarquant combien Cayleb semblait se tenir collé à Sharleyan. Bien entendu, nul homme sensé n’aurait abandonné sa fiancée au milieu d’une fête organisée en son honneur. Cayleb, lui, allait plus loin : il n’avait encore autorisé personne à danser avec elle. À vrai dire, Howsmyn doutait que quiconque ait pu passer une main entre eux deux. À en juger par l’expression et la gestuelle de Sharleyan, elle n’avait d’ailleurs pas l’air de s’en plaindre.
— J’ai l’impression que cela va se passer encore mieux que je l’espérais, dit Monts-de-Fer tout bas.
Howsmyn leva les yeux vers son ami.
— Je suppose que vous voulez parler de ce malheureux couple au milieu de cette nuée de krakens ?
— Ils ont effectivement l’air un peu plus voraces que d’habitude, ce soir. Difficile de leur en vouloir, cela dit.
— Je serais moins magnanime que vous, moi, répliqua Howsmyn avec une grimace. N’avez-vous donc jamais remarqué que ce sont les plus inutiles des écornifleurs qui se battent avec le plus d’acharnement pour accaparer l’invité d’honneur dans des occasions pareilles ?
— Je vous trouve un peu injuste, lâcha Monts-de-Fer, surpris par la soudaine âpreté du ton de Howsmyn.
Le maître de forge n’avait jamais eu une très haute opinion des « parasites mondains », comme il les appelait, mais il les considérait en général avec une sorte de tolérance amusée. Ce soir-là, il avait l’air sincèrement écœuré.
— Très peu de ces gens ont les mêmes entrées que vous auprès du roi, Ehdwyrd, ajouta le Gardien de la bourse. Les réceptions telles que celle-ci sont leur seule occasion d’attirer l’attention de la Couronne.
— Oh ! je le sais bien. (Howsmyn balaya la remarque de Monts-de-Fer d’un geste impatient de la main gauche.) Je sais aussi que tout le monde veut s’approcher le plus près possible de la reine, et pourquoi. Je sais même qu’il ne s’agit pas seulement de gagner des avantages et des ouvertures. Cela étant…
Il haussa les épaules avec irritation, visiblement de plus en plus maussade. Monts-de-Fer fronça les sourcils.
— Je vous connais depuis longtemps, Ehdwyrd. Me direz-vous quel rat-araignée vous tarabuste, ce soir ?
Howsmyn le regarda de nouveau et, presque contre sa volonté, éclata de rire.
— Vous me connaissez bien, n’est-ce pas ?
— Il me semble vous avoir fait à l’instant à peu près la même observation, répliqua Monts-de-Fer d’un air patient. Et vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
— C’est juste que… (Il s’interrompit, poussa un profond soupir.) C’est juste que je commence à être d’accord avec Bynzhamyn à propos des Templistes.
— Quoi ? (Monts-de-Fer parvint presque à ne pas ciller malgré cet apparent saut du coq à l’âne.) Quel rapport avec l’objet de notre discussion, je vous prie ?
— Ils ont brûlé le Collège royal, répondit Howsmyn d’une voix rauque. Ils ont tenté d’assassiner l’archevêque dans sa propre cathédrale. Ils collent sur tous les murs de la ville des placards enflammés dans lesquels ils tirent à boulets rouges sur les « schismatiques » et appellent à la résistance « tous les fils loyaux de la véritable Église ». Cela commence à faire beaucoup, en ce qui me concerne. Je comprends que le roi et l’archevêque fassent tout pour éviter une répression violente, mais ils vont à mon avis un peu trop loin.
— Je vous rejoins en partie là-dessus. Cela dit, je vois aussi où veut en venir le roi. Je crois qu’il a tout à fait raison de dire qu’il serait suicidaire de mettre tous les opposants au schisme dans le même sac. Si nous cédions à cette tentation, nous ne réussirions qu’à pousser les Templistes respectueux de la loi à rejoindre les rangs de ceux qui se plaisent à jouer du couteau ou à jeter des lampes allumées par les fenêtres. Ce qui ne me dit pas ce que cela vient faire dans la discussion. Auriez-vous avalé quelque chose qui ne passe pas, Ehdwyrd ?
— Hein ? (Howsmyn lui adressa un vif coup d’œil, puis renifla avec hilarité.) Non ! Bien sûr que non !
— Tant mieux. À vous entendre, je me demandais si vous n’étiez pas un peu constipé. J’allais vous conseiller de consulter un guérisseur !
— Vous êtes bien vulgaire pour une soirée aussi huppée, non ? pouffa Howsmyn.
— C’est l’un des avantages d’être né de sang bleu, même si je ne suis que baron. Bon ! M’expliquerez-vous ce que signifient tous ces ronchonnements sibyllins ?
— Mettons ça sur le compte de la liste des invités, laissa tomber Howsmyn avec un geste dédaigneux. Je sais bien qu’il existe des règles selon lesquelles on doit inviter Untel et Untel à une soirée comme celle-ci mais, bon sang, Ahlvyno, il est temps de fixer des limites et de dire aux Templistes et à leurs sympathisants qu’ils ne sont plus les bienvenus au palais.
Monts-de-Fer sentit ses sourcils se soulever de nouveau. Il pivota sur ses talons pour examiner avec plus d’attention la foule entourant le roi et la reine. Il distinguait bien plusieurs aristocrates qui avaient émis des réserves sur l’Église de Charis, mais aucun ne s’était montré particulièrement virulent. D’ailleurs, presque aucun noble charisien ne s’était opposé aux décisions du roi Cayleb et de l’archevêque Maikel. Pas ouvertement, du moins.
— De qui voulez-vous parler, Ehdwyrd ? s’enquit-il à voix basse.
— Pardon ?
À en croire l’expression de Howsmyn, la question de Monts-de-Fer l’avait pris complètement au dépourvu.
— De toute évidence, vous êtes inquiet, ou au moins agacé, de voir quelqu’un près du roi ce soir. De qui s’agit-il ?
— Vous voulez rire, n’est-ce pas ?
— Mais non, pas du tout… Alors, dites-moi, qui vous inquiète à ce point ?
— Eh bien, je ne crois pas m’être dit inquiet de sa présence, répondit Howsmyn en prenant son temps. Agacé…, oui, voilà qui résumerait assez bien la situation. (Monts-de-Fer le dévisagea avec exaspération. Howsmyn prit une mine penaude.) Pardon. Pour répondre à votre question, la personne qui m’agace, donc, est Traivyr Kairee.
Une lueur de compréhension s’alluma dans le regard du baron. Il secoua la tête.
— Ehdwyrd, je sais que Raiyan et vous détestez cordialement Kairee. Je ne l’apprécie pas beaucoup moi-même, au demeurant. Mais il fait partie des dix plus grosses fortunes du royaume. Il est encore loin de boxer dans votre catégorie, certes, ou dans celle de Raiyan, mais il faut dire que vous êtes vraiment à part, tous les deux. En tout cas, il est largement assez riche pour figurer dans la liste des « invités incontournables » que vous vous plaisez tant à brocarder. En outre, il doit être lié par alliance à un bon quart des pairs du royaume.
— C’est un grippe-sou de la pire espèce, décréta Howsmyn. Il se fiche comme d’une guigne des hommes et des femmes qui travaillent pour lui. Son idée du commerce est de rogner au maximum sur la qualité et les frais de production avant de vendre sa marchandise au prix le plus élevé qu’il pourra extorquer à ses clients. Je ne lui confierais pas mon chien pendant un après-midi.
La voix de Howsmyn était tant chargée de haine froide et amère que Monts-de-Fer afficha de nouveau sa stupéfaction. Il connaissait bien entendu depuis des années le ressentiment qui existait entre Traivyr Kairee et Ehdwyrd Howsmyn. Pourtant, cette animosité atteignait là un nouveau palier, qu’il jugea préoccupant.
— Pourquoi vous en émouvoir à ce point, en ce moment précis ?
Kairee semblait, aux yeux du baron, garder ses distances par rapport au couple royal. Quoique appartenant de façon indubitable au groupe ceignant les fiancés, il en demeurait à la périphérie, en grande conversation avec une poignée de riches hommes d’affaires tellesbergeois. Agglutinés autour de lui, ils avaient à l’évidence fait des pieds et des mains pour entraîner avec eux quelques-uns des hauts dignitaires chisholmois qui avaient accompagné Sharleyan en Charis. Ils essayaient visiblement de vanter auprès de leurs visiteurs les placements irrésistibles que représentaient leurs activités. Un ou deux étrangers, à commencer par l’oncle de la reine, donnaient l’impression de regretter de ne pas être ailleurs. Seules leurs bonnes manières les empêchaient d’envoyer promener leurs hôtes.
— Je suppose que ça vient de l’« accident » survenu dans sa fabrique ce matin, concéda Howsmyn.
— Quel genre d’accident ? s’intéressa Monts-de-Fer en se retournant vers son ami.
Celui-ci eut une moue écœurée.
— De ceux que s’attirent les gens de son espèce comme un aimant la limaille de fer. Il ne forme pas correctement ses employés. Il ne s’inquiète pas des dangers des mécanismes qui les entourent. Il préfère « embaucher » des enfants parce qu’ils lui coûtent beaucoup moins cher. Il a tout de même réussi à en tuer trois, aujourd’hui. Deux frères – dix et onze ans, excusez du peu ! – et leur cousin de quatorze ans, mort en essayant de les dégager de l’arbre de transmission.
— Je n’en avais pas entendu parler, dit Monts-de-Fer d’une voix éteinte.
— Et il y a de fortes chances que vous ne l’auriez jamais appris si nous n’avions pas eu cette conversation, répliqua Howsmyn avec amertume. Après tout, il est loin d’être le seul à employer des gamins, non ? C’est précisément la raison pour laquelle Raiyan et moi nous sommes tant battus pour faire passer devant le Conseil les lois contre le travail des enfants. Cela explique aussi pourquoi nous nous sommes élevés contre le report de leur date d’entrée en vigueur, censée ménager une « période d’adaptation ».
Howsmyn eut l’air tenté de cracher sur le sol de marbre étincelant. Monts-de-Fer soupira.
— Je comprends. J’étais de votre côté, souvenez-vous. Cela étant, il n’était pas faux de souligner que la fermeture des usines à tous les moins de quinze ans entraînera de graves perturbations. En outre, que cela vous plaise ou non, il est vrai aussi que beaucoup de familles dont les revenus dépendent essentiellement, voire totalement, du labeur des plus jeunes souffriront beaucoup de cette mesure.
— Je n’ai jamais dit que ce serait facile. Ni Raiyan ni moi n’avons prétendu que cela irait sans problème. Mais c’est nécessaire, et Kairee en est la preuve vivante. Enfin, regardez-le… Regardez-le ! Décelez-vous une lueur de mauvaise conscience sur son visage ? Croyez-vous qu’il lui viendra l’idée de verser une quelconque pension aux parents de ces trois malheureux ? Pourquoi le ferait-il ? Tant que les lois sur le travail des enfants ne seront pas appliquées, la même main-d’œuvre ne cessera d’affluer.
La voix de Howsmyn était teintée d’une acrimonie plus violente que du poison. Mal à l’aise, Monts-de-Fer se mit à danser d’un pied sur l’autre. Il ne pouvait rien nier de ce que venait de dire son ami. Il était d’ailleurs plutôt en phase avec ses positions, même s’il trouvait qu’il les poussait un peu trop à l’extrême et cherchait parfois à aller plus vite que la musique. Il ne fallait pas oublier non plus les entrepreneurs charisiens qui voyaient d’un bien plus mauvais œil que lui la croisade menée par Howsmyn et Mychail pour améliorer les conditions de travail dans leurs manufactures. Il n’était pas rare de les entendre taxés de « sentimentalisme » ou de surprendre un homme d’affaires à déplorer les inévitables effets désastreux des principes qu’ils défendaient sur l’économie du royaume.
Réaction parfaitement stupide, étant donné que les résultats d’Ehdwyrd et de Raiyan comptent parmi les plus impressionnants de toutes les entreprises de Charis, admit le baron en son for intérieur. Cela étant…
— Je n’avais pas eu connaissance de ce drame, répéta-t-il doucement. Je comprends que cela ait pu vous mettre en colère. Je ressens la même chose que vous, maintenant que je suis au courant. Mais quel rapport cela a-t-il avec les Templistes ?
— Vous devriez prendre le temps d’en discuter avec Bynzhamyn Raice. À l’heure qu’il est, je suis sûr qu’il aura réuni un dossier très épais sur notre cher ami Traivyr.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Figurez-vous que ce même salopard qui se fiche pas mal de voir ses ouvriers mourir les uns après les autres dans ses usines se dit scandalisé par l’« apostasie païenne » qui nous pousse à dire au Groupe des quatre que nous ne sommes pas disposés à le laisser brûler nos maisons avec nous à l’intérieur. À l’entendre, nous aurions condamné toutes les âmes de Charis à une éternité en enfer avec Shan-wei. Apparemment, il se préoccupe davantage de l’âme de ses employés que de leur intégrité physique. C’est effarant ! Croyez-vous que cela ait un rapport avec le fait que leur admission au paradis ne lui coûtera rien ?
L’acidité de la voix de Howsmyn aurait attaqué la peinture des murs. Monts-de-Fer fronça les sourcils. Traivyr Kairee avait toujours été très actif dans les milieux religieux. Compte tenu de ses pratiques professionnelles et de la façon dont il traitait ses employés, le baron imaginait son attachement à l’Église lié aux marchés et à la clientèle qu’elle contrôlait plutôt qu’à une piété vraiment sincère.
— S’exprime-t-il ouvertement là-dessus ? s’enquit le Gardien de la bourse.
— Plus autant qu’à une époque, admit Howsmyn. Le jour où Cayleb a arrêté Ahdymsyn et nommé Maikel archevêque, on n’entendait que lui. Il s’est un peu calmé, maintenant, surtout depuis l’attentat. J’ai l’impression qu’il n’en parle plus du tout en public. Par malheur, nous fréquentons plus ou moins les mêmes cercles et nos connaissances communes sont plus bavardes. Croyez-moi, Ahlvyno, ses opinions n’ont pas changé d’un iota. Il se trouve seulement qu’il a la prudence de les dissimuler un minimum. Je doute qu’il soit parvenu à convaincre les enquêteurs de Bynzhamyn d’avoir retourné sa veste, mais regardez-le sourire et gesticuler là-bas. Rien que de savoir le roi à portée de poignard d’un homme animé de tels sentiments, j’en ai des frissons.
— Je doute qu’il aille jusque-là, tenta de le rassurer Monts-de-Fer. Pour commencer, il lui faudrait plus de courage que je ne l’ai jamais vu en montrer…
— Sans doute… Par contre, il serait tout à fait capable de raconter à ses amis templistes tout ce qu’il entend à la Cour ou ailleurs.
— Là, je vous rejoins.
Monts-de-Fer considéra Kairee d’un air songeur pendant plusieurs secondes, puis fit la grimace.
— Avant que cela me sorte de la tête, Ehdwyrd, merci d’avoir définitivement réduit à néant le peu de plaisir que me procurait cette soirée.
— Je vous en prie, Ahlvyno, dit Howsmyn d’un ton solennel. C’est à ça que sert un ami, non ?
— N’imaginez pas que je ne trouverai pas un moyen de vous rendre la pareille, l’avertit Monts-de-Fer. Cela étant, poursuivit-il avec plus de sérieux, vous m’avez donné à réfléchir. Kairee a répondu à plusieurs appels d’offres de la Couronne. À vrai dire, si je ne m’abuse, il serait le mieux placé pour au moins deux contrats… dont un concerne la fabrication de cinq mille fusils. Dans les circonstances présentes, je me demande si j’ai envie qu’un homme nourrissant de telles idées participe de si près à nos activités.
— Oui, vous avez raison de vous méfier…
— J’ignore comment le roi y réagira, le prévint Monts-de-Fer. Il tient absolument à ne pénaliser personne pour des questions de convictions tant qu’aucune loi n’est enfreinte.
— Ahlvyno, j’éprouve le plus profond respect pour Cayleb. Mieux encore, je le suivrai partout où il nous conduira. Mais il est encore très jeune, à bien des égards. Je comprends sa volonté de rejeter toute répression. Je comprends la position de Maikel sur la conscience individuelle. Cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec eux. Ou disons plutôt que je ne suis pas tout à fait d’accord avec eux. À un moment donné, il leur faudra se décider à prendre des mesures préventives en réaction à de simples soupçons. Je ne parle pas d’arrestations, ni d’emprisonnements arbitraires, et Dieu sait que je n’ai pas non plus d’exécutions sommaires à l’esprit. Mais ils vont bien finir par être obligés de se protéger contre des gens tels que Kairee.
» Je suis le premier à admettre que l’intensité de mon… inimitié à son égard renforce les soupçons que j’ai contre lui, du moins dans une certaine mesure. Tout comme vous, je ne crois pas qu’il aurait le courage de mourir pour ses idées. Mais d’autres en seraient capables et cacheraient mieux que lui leur désaccord vis-à-vis de notre politique. Ce sont eux qui m’inquiètent, Ahlvyno. (Ehdwyrd Howsmyn plongea son regard dans celui de son ami et secoua la tête, la mine morose.) Ce sont eux qui m’inquiètent.